« Dits de la jeune fille et de l’homme »
Poème en prose de Guillevic
Mines de plomb originales de Robert Clévier. (1996)
Le projet d’une oeuvre commune voit le jour dès la première rencontre du peintre et du poète fin 1995. Ce sera « Dits de la jeune fille et de l’homme », poème en prose inédit.
Pour parler des peintres, Guillevic dit tout d’abord qu’il a « l’oeil visuel, si l’expression n’est pas absurde, comme on dit une mémoire visuelle. (.) Les peintres comptent pour moi. Je n’ai pas eu un peintre de prédilection, mais dans ce domaine comme dans d’autres, j’ai écarté l’emphase et la grandiloquence. Rembrandt me touche. J’ai eu longtemps dans ma chambre la reproduction d’une Vierge du Gréco. (.) Si j’ai eu un maître en peinture, c’est peut-être Cézanne. Il a contribué à me former dans la mesure où il m’a aidé à me cerner, à me centrer ». (in « Choses parlées », Champ Vallon éd.)
De fait, Guillevic n’a jamais cessé d’oeuvrer avec des peintres : PICASSO, mais celui-ci interrompt son travail avant terme ; DUBUFFET pour « Elégies » et « Les Murs », PIGNON, pour la couverture de « L’Homme qui se ferme », Fernand LEGER pour « Coordonnées », MANESSIER pour « Cymbalum », UBAC .
En 1995, c’est dans une sorte d’urgence et de calme déterminé qu’il engage une conversation avec Robert CLEVIER ; ils évoquent leur Bretagne – couleurs, sons, matités, stridences, tout l’ignoré qui demeure, et l’attente. Dans une lettre du printemps 1996 adressée à l’artiste, Guillevic dit sa « confiance » dans la suite du travail et son « impatience » de voir le travail aboutir :
« A tout ce qui m’entoure / je donne mon silence. Et le temps / est suspendu ».
Extrait :
« Je crois que c’est dans une chambre haute et glacée, d’où l’on voit une plaine un peu étreinte par le ciel et les collines, une plaine où, le soir, verser les écoeurements du jour.
Et on ne sait jamais si elle les reçoit, la plaine, ou ce qu’elle en fait. Mais elle est là et c’est déjà beaucoup quand , le soir, l’écoeurement remonte.
Une plaine et l’on sait qu’on la retrouvera, le soir, qu’on lui dira tout. et l’espoir est là, quand même, d’être justifié.
D’ailleurs, rien ne dit que la jeune fille qui était dans la chambre ait eu jamais honte.
C’était une jeune fille et l’on pense à elle comme à une pierre qui serait à la fois douce et froide. Mais il se peut très bien qu’en réalité, elle brûle.
(.) Et alors, certainement qu’il pèsera très lourd dans les comptes, et c’est lui qui approuvera de la tête quand il s’agira pour chacun de soulever sa couche de terre, lui qui décidera quand sera venu pour chacun le temps du repos. Il sait, et moi, je voulais m’approcher davantage de lui, je voulais entrer dans la chambre, oser prendre la main de la jeune fille – mais tout se passe maintenant ailleurs ».
Editeur : L’Atelier Contemporain, Paris – Edition : édition originale enluminée.
Justification : tête n° IV / 5. Edition : 17 exemplaires dont – 5 têtes sur Auvergne avec 8 mines de plomb originales rehaussées au lavis : I à V numérotés et signés par l’auteur et l’artiste. – 12 ex. sur Velin avec trois mines de plomb originales réhaussées au lavis : 6 à 17, numérotés et signés par l’auteur et l’artiste. 5 Hors commerce.
Description détaillée : Format in quarto raisin à la française. Emboitage Duval cartonné ; eaux-fortes estampées par l’atelier Leblanc rue saint Jacques, Paris 05.
CARNET DE TRAVAIL INÉDIT DE L’ARTISTE – GUILLEVIC, « Dits de la jeune fille et de l’homme. »
(.) Décembre 1995. Rendez-vous Chez Guillevic.
Il se tait, prépare ses forces. C’est un corps, une poitrine de paysan, un chêne de talus, têtes compactées, encastrées successivement les unes dans les autres après chaque tronçonnage. Les bosses évoquent les plaques d’écorce que ces arbres produisent pour couvrir leurs plaies, peaux lisses de renaissances séparées par des fissures. Tronc, membres enfantins. Phrases : les sons tout à coup se précipitent les uns contre les autres, forment une matière légère hachée qui se condense en fractions de mots du dictionnaire.
Il parle comme il écrit, pour se jouer de la maladie qui le contraint à contrôler sa respiration, et m’inviter à son jeu. Le dictionnaire, la maîtrise du souffle.
Il se lève, cherche quelques livres réalisés par des peintres, se ravise et se rassoit, ouvre le tiroir de son bureau, en sort une liasse de manuscrits classés avec soin dans des chemises. Déranger, reclasser, il en dit un.
J’écoute. Ses textes ont laissé aux peintres la plus mince chance d’exister. Mon intérêt pour le défi grandit, ce qui ne lui échappe pas ; il sait l’écho que sa voix trouve et vient recueillir chez ses auditeurs. Pêcheur à la mouche plus que fauve.
Il s’attarde sur quelques – uns de mes dessins, sans rejeter les autres. Ces indications suffisent. Puis nous restons face à face.
Avec « Dits de la jeune fille et de l’homme », il s’agit de marche, des pas l’un après l’autre ; je songe à Giacometti, qui terminait toutes ses phrases par une sorte de « non ! », ou « non. », manière d’indiquer le mouvement en avant. Je lui dit mon intention de travailler des chairs – le dessin – discontinues, sans « fond », constituant à elles seules tout le champ. Pas de figures, pas de socles ; des concentrés de présence et d’absence de matière qui tiennent par une pure énergie de gravité – le vide parfois, la matière la plus pesante, la plus structurée.
Février 1996. Aucun désir de graver à l’aquatinte, ni au burin, technique qui disqualifie les incertitudes. Je lui propose d’en rester aux mines de plomb originales où tous les plans se mêlent fermement, et de limiter l’édition en conséquence ; il accepte.
C’est par la liberté à laquelle il me convie comme on offre un verre, que cet homme me trouble ; est-ce le même homme qui disait en 1975 de la Hongrie et de la Yougoslavie qu’il s’agissait « d’exemples d’un socialisme très viable. » ? Le bureau, son fauteuil, la pièce où il me reçoit, les objets, les couleurs juxtaposées, tout est si commun et naïf, que je me surprends à chercher des indices qui révèleraient une mise en scène.
Nous parlons un instant de la Bretagne, qu’il dit « connaître peu » ; du Breton, langue maternelle et interdite ; de sa décision, dès 7 ou 8 ans, de renverser l’ordre des choses, de « raréfier le français ».
Quelque chose de mon passé sourd dans sa voix quand il lit ses poèmes. Je lui confie qu’à chaque fois que mon grand-père, pour conclure une réunion de famille, psalmodiait des chants bretons, j’ai entendu battre un paysage intérieur, des générations une clarté ; mais qu’une sorte d’affliction m’étreignait aussitôt, qui ne m’abandonnait qu’après avoir étendu sur le jardin et abandonné aux eaux cuivrées du Steïr une tristesse sans objet. Le coeur de ces chants était gros, et ma carcasse, du linge pour les caresses. Cette langue que je ne comprenais pas avait peut-être le charme de ce qui se retire ; contenus aux limites des châteaux intérieurs des adultes, d’un éternel présent qu’ils déposeraient sans doute à leurs pieds le jour de leur disparition mais qui n’entrerait pas dans nos chairs, ses murmures et ses demi-mots, démis par exténuation, informes comme les reliefs des peintures de Tanguy, désignaient a contrario le français comme la langue de l’avenir, l’énergie mais aussi « l’écoeurement ».
Enfances. Il évoque son départ soudain du Morbihan, sa découverte des grammaires allemandes, puis m’interroge sur mes premiers dessins. Je me souviens à haute voix de ce moment où sans effort, immédiatement, le crayon faisait « apparaître » quelque chose ; orgueil et naïveté, je soufflais sur cette braise ; des cendres, mes seuls moments d’existence réelle.
Entre deux cambriolages, j’observais la machine à vivre, le travail de la viande. Mon désir fixait le gris des cieux des eaux, des toits, des rivières envasées, espérant une exécution colorée. Du désir à l’effroi – la propension des couleurs à gouverner mes émotions me pétrifiait – je me suis résolu, vers 7 ans, à maîtriser cette tyrannie et vu cette entreprise comme ma vie elle-même.
Que cherchions-nous ? Déboucher les oreilles, ouvrir le regard. (.)
Par courrier, il me dit son « impatience » et son « désir d’aboutir », d’aller vite.
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