« Résurrection »: Lettre de Jean Guitton au peintre

« Résurrection »
Une lettre de Jean Guitton au peintre Robert Clévier.
70 mines de plomb de l’artiste. (1992-1999). Exemplaire unique.

 

« Mon cher maître,
Comment faites-vous pour retourner toutes les règles et trouver cette lumière noire » ?

Tout se passe comme si votre propos était de traquer, avec une minutie de savant, les mouvements intérieurs de la tentation qui occupe aujourd’hui notre paysage occidental, la tentation de dissoudre le sujet. Depuis le début du siècle, il s’agit d’en finir avec l’absolu, qui pour nous est d’existence. Jusqu’à quelle limite extrême cette entreprise peut-elle « tenir » , voilà semble-t-il ce qui fait votre souci.

Vos couleurs émanent des noirs ; ce sont des confiances mesurées qui doivent tout à la raison. Je sais, vous connaissant, qu’elle cèdera à une gloire, à laquelle vous redoutez peut-être de consentir, – ou que vous voulez voir les yeux ouverts. La couleur et la joie viendront d’un coup. () J’ai sous les yeux vos dessins. Je les feuillette ; tous au premier abord sont le même, mais chacun est absolument différent des autres, et surprend comme une première et unique oeuvre ; en aucune manière il ne s’agit de variations, quoique vous le laissiez croire. Je m’arrête par exemple sur la mine de plomb que vous titrez « étude pour la Résurrection », un titre paradoxal puisqu’on ne voit pas de résurrection, mais la forme d’un être étendu, un gros bonhomme, les yeux à demi-clos, dont les pieds volumineux, admirables (.), se regardent. Je devrais me dire que vous avez blasphémé, que de Dieu vous avez donné une image trompeuse, je dirais même hideuse. Mais malgré cette banalité, ou à cause d’elle, vous réussissez à m’émouvoir. En choisissant délibérément le contraire de la Beauté, vous m’avez donné l’image d’un Christ réel .

Comment faites-vous ? Je vous ai vu vous servir du crayon ; vous posez vos traits les uns à coté des autres, sans vous servir d’estompe. Il n’y a pas de nuée chez vous. Tout est fin, tout est fouillé. Votre art de dessinateur est très particulier. C’est un art prodigieusement volontaire, qui au cours du travail maintient ses traits incisifs, qui juxtapose les lignes sans jamais les mêler, de sorte qu’elles sont toujours en conflit les unes avec les autres dans une extraordinaire bataille.

Je regarde les yeux, les lèvres de ce corps – les narines, les commissures aussi sont merveilleusement dissymétriques. Je comprends que ce sont des batailles d’ordres, dissymétrie contre dualité. Ainsi, muni seulement de votre crayon, qui ici effleure le papier, là le laboure, ailleurs le coupe et le balafre, vous vous tenez obstinément sur les points les plus rudes et les plus dangereux abordés par votre discipline, là où la pensée la rejoint.

De manière étrange et paradoxale, vous avez réussi à apporter un élément nouveau ; vous avez illuminé et assombri l’idée que je me fais de la Résurrection.

Je crois – et, en un certain sens, c’est l’éloge le plus grand que je puisse faire à un ami – je crois que vous avez fait quelque chose dont vous ne vous rendez pas compte. Le Christ est pour les mystiques un homme-dieu. Les mystiques chrétiens, jusqu’à vous, ont rarement contemplé le Christ comme un être qui n’a presque plus aucun des caractères de ce que nous appelons l’humanité. Bien que vous l’ayez exténué, que vous l’ayez vidé de tous les caractères qui manifestent l’humain, vous lui avez donné la figure qui perce notre opacité pour faire comparaître le divin. Autrement dit, vous avez réussi à peindre avec des procédés insignifiants ce que cherchent les mystiques, l’union des deux extrêmes, le mystère de l’Incarnation.

A vous qui m’avez réengendré ; à qui je dois, à 90 ans, de commencer une nouvelle vie plus simple.


Jean GUITTON. De l’Académie Française. Lettre au peintre, 18 août 1994.


CARNETS DE TRAVAIL (extrait)


5.12.1995. Je lui apporte une nouvelle série de mines de plomb, pour lesquelles il rédige un texte qu’il intitule « Résurrection ».

J. Guitton. Je commence par des taches, des choses mal fichues que je triture n’importe comment. Votre style est celui d’une bataille. Comment commencez-vous ?

R. Clévier. Par des coups de crayon. J’utilise aussi une gomme taillée, qui produit des traits blancs nets.

J. G. Effacer, c’était la méthode de Matisse ; le blanc lui procurait l’apaisement. Chez vous, effacer partiellement laisse la place à une guerre de tous contre tous, qui au contraire de les recouvrir, maintient tous les états en présences simultanées, les hache davantage.

R. C. Je tends vers quelque chose qui serait l’indépendance du coup de crayon, et à l’intérieur de chacun d’entre eux, l’indépendance de chaque moment. Ce qui m’embarrasse, c’est ma propre vue, l’organe et sa logique.

Il regarde attentivement mes encres. Puis, le poing fermé, il me frappe l’épaule à deux ou trois reprises. Ses percussions sont toujours aussi rapides et imprévisibles, et, comme d’habitude dans ces circonstances, elles s’achèvent dans un sourire de triomphe.

J. G. Vous voulez « voir », le « voir » des voyants ?

R. C. L’invisible ne m’intéresse pas. Merleau-Ponty m’ennuie, presque autant que Plotin.

Propos qu’il ne relève pas. Nous optons pour une promenade au jardin du Luxembourg. Pour s’y préparer, il se lève, me saisit le bras, fait trois fois l’aller-retour du salon à sa chambre au « pas de gymnastique ». Au passage des portes, je dois me glisser aussi rapidement que possible derrière lui, le saisir aux aisselles – mais ses pull-overs superposés ne me facilitent pas la tâche, d’autant qu’il lève énergiquement les bras en cadence -, revenir ensuite à sa droite sans le lâcher un instant, saisir son bras droit et l’appuyer sur le mien, manoeuvrer de droite à gauche, repousser les fauteuils, etc, tout ceci quand il n’est occupé que de sa propulsion en avant. Au jardin, nous prenons à droite en direction du manège.

R.C. Vous dites quelque part : « La couleur annonce ce que les catholiques appellent la Résurrection ». Avez-vous noté ceci : les Evangiles sont gris ; clairs-obscurs et camaïeux, mais de gris. Des personnages interviennent, qui ne sont ni beaux ni laids, ni petits ni grands, ni propres ni sales. On ne sait pas davantage de quoi sont faits les repas ; il y est plusieurs fois question de « poissons », de « pain », mais de ces « corps », tout a déserté : poids, couleur, forme, consistance. Ce ne sont pas des poissons, mais des représentants d’un genre ou d’une espèce « poisson », « pain », « homme ».
Je me suis dit tout d’abord, naïvement : les dieux ne voient, ne touchent pas, ils parlent et entendent, exclusivement. Mais ici, il s’agit d’un Dieu fait homme. Les genres sont-ils comestibles ? Ont-ils du goût ?

J. G. Marie Madeleine apporte son flacon de parfum.

En rentrant, je cherche Proust, et trouve ses éternités : « L’acte le plus simple reste enfermé comme dans mille vases clos dont chacun serait rempli de choses d’une couleur, d’une odeur, d’une température absolument différentes. » (.)


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